J’ai parlé ici du village dans lequel j’ai grandi et des voies toute tracées qui semblaient s’offrir à mes camarades de classe et moi quand nous étions enfants. Comme je l’écrivais, vivre à New York ne faisait pas à l’époque partie du champ des possibles. Et pourtant j’ai le souvenir de mes premiers cours d’anglais avec Frère Roche – j’ai fait toute ma scolarité dans des écoles maristes – et de la passion soudaine, inattendue et jamais assoiffée depuis pour cette langue.
J’imagine que pour certains c’est les maths – ha le nombre de parents prospectifs que je rencontre en ce moment qui sont les symboles de cette insolite réussite des matheux alors que moi, il faut le dire, je n’ai jamais vraiment fait illusion. Mais en anglais j’étais le meilleur. Nous le commencions alors en 6ème et pendant que je m’évertuais à glisser ma langue entre mes dents pour produire du mieux possible le son “th”, je rêvais en secret que j’étais, en réalité, américain.
Ou plutôt que mon papa, né sous X, jamais adopté et abandonné aux affres des services sociaux dans un coin perdu de l’Ardèche – cette histoire-là, glaçante, inouïe, incompréhensible pour moi, là il faudrait l’écrire, croyez-moi – que ce papa, disais-je donc, était américain. Après tout, n’est-il pas né en 1945? Ne pouvait-on pas s’imaginer une romance entre une belle jeune fille française et un beau et valeureux GI venu libérer la France? Les films racontant les exploits de l’armée américaine se succédaient à la télévision: ils étaient tous si magnifiques, ils étaient tous si impossiblement cools. Plus mes notes étaient bonnes en anglais, plus je m’imaginais que ce “don” n’avait en fait rien de surprenant: c’est que je devais avoir dans mes gènes les composants nécessaires pour bien parler l’anglais.
Mon papa n’a jamais complètement découvert la vérité sur son passé, quelques bribes ça ou là mais pas de réponses définitives. L’hypothèse du beau soldat américain était, par contre, on le sait aujourd’hui, une (belle) fausse piste fabriquée de toutes pièces par ma fascination pour l’anglais. La vérité est sans doute moins glamour. Mes neveux, qui sont adolescents aujourd’hui, ont repris le flambeau et trouvent eux aussi plaisir à inventer un passé exotique à leur papi. Fans absolu de foot, ils se rêvent des origines algériennes ou, mieux encore, brésiliennes. On a tous sans doute tous besoin de se raconter des histoires.
Je ne saurais dire si ces quelques mois à me croire américain d’adoption ont fini par influencer mon parcours. Ce qui est sûr c’est que j’ai fini par étudier l’anglais à l’université et que je l’ai longtemps enseigné. Mais à travers cette histoire de grand-père américain. j’ai surtout appris le pouvoir de l’imagination et celui des rêves pour altérer un futur qui semble s’offrir à nous sur un plateau. J’ai développé, au-delà de l’anglais, un goût de l’ailleurs, une envie de la découverte et de l’aventure. J’ai eu la chance de rencontrer Andria – aussi un peu parce que je parlais bien anglais – qui nous a poussés à voyager légers et souvent. Je me suis rêvé en quelqu’un qui n’est jamais chez lui mais qui est chez lui partout. Je me suis rêvé en quelqu’un qui aime parler plusieurs langues, qui passe de l’anglais au français sans y réfléchir, qui comprend les deux cultures pour pouvoir s’épanouir, plaisanter, travailler, et partager. J’ai rêvé de New York au point de m’y inventer une famille imaginaire.
En fait, sans le savoir et depuis que je suis tout petit, j’ai rêvé d’être un élève de The École.
Quelle chance ils ont, ces élèves, que ce soit leur réalité.